« Il faut se méfier de la grâce, dit l’histoire. […] Elle ne prend pas les mêmes chemins que nous. Elle prend les chemins qu’elle veut. […] Elle est […] la source de toute liberté ». Dominique, homme des chemins parce qu’il est homme de l’évangélisation, aurait souri s’il avait entendu sept siècles plus tard ces paroles de cet autre homme de la route, le poète Charles Péguy. Depuis, peut-être, les deux pèlerins de la Cité de Dieu se sont rencontrés quelque part dans l’hôtellerie divine !

Oui « la grâce fait arriver du pied que l’on n’était pas parti » : Dominique part d’un pied très régulier. Le voici tout de blanc vêtu, chanoine de la cathédrale d’Osma, en Espagne. Là sous les voûtes de l’église, son âme sainte grandit, travaillée qu’elle est, jour après jour, par les préceptes du vieux maître de tout ce premier Moyen Âge, je veux dire Augustin, cet évêque africain du Ve siècle qui a appris à l’Occident comment vivre en cherchant à faire qu’un cœur et qu’une âme orientée vers Dieu. Dominique prie, chante l’office divin, vit de la communion fraternelle, Dominique lit et étudie : il laisse son âme se former à la voix de saint Augustin dont les nombreux manuscrits faisaient entendre la voix, jour après jour, soit au chœur, soit au réfectoire ou dans le cloître.

Dominique était vêtu du blanc dont on s’habille quand on vit à l’intérieur des solennels bâtiments ecclésiastiques : une certaine grâce viendrait lui mettre un ample vêtement noir pour aller sur les routes avec le froid, le vent et la boue. « Quand la grâce ne vient pas droit, c’est qu’elle vient de travers », et quand on pense vivre en blanc, la grâce vous habille aussi de noir.

Le chanoine qu’il était ne savait rien de la famille mendiante – j’aimerais oser dire boueuse – et itinérante, vêtue de blanc et de noir, qui allait jaillir de son sein : il ne pouvait soupçonner que de cette famille-là naîtrait, à peine à la génération suivante, un nouveau maître de sagesse et d’humanité, bien digne de cohabiter sur les étagères et dans les esprits avec le vieil Augustin : frère Thomas d’Aquin en Italie.

Frères et Sœurs, Monseigneur, loin de moi, en ce jour de sainte fête où notre communion est celle d’une très grande joie, loin de moi de vouloir vous endormir par de nuageuses pensées ou des pensées dominicaines : l’Évangile est là, nous l’avons laissé descendre dans notre cœur, il y résonne, il est fait pour cela ; et sans aucun doute, il nous bouscule, il prend vie à l’intérieur de nous : quelque chose comme un ferment ou une étincelle qui se met à transformer tout ce que nous sommes et tout ce que nous aimons !

« Allez ! Voici que je vous envoie » ;

« Ne portez ni bourse, ni sac, ni sandales, et ne saluez personne en chemin » ;

« Ne passez pas de maison en maison » ;

« Dites : Le règne de Dieu s’est approché de vous ».

Peut-être n’est-il pas temps encore de formuler une réponse bien claire, un engagement formel, mais le cœur déjà s’est mis en route : le premier pas, celui que pose le désir profond et saint, a été fait. Dominique est alors ce jeune et saint chanoine et il a devant lui ce grand Christ en croix de la belle cathédrale d’Osma. Et ils se parlent tous deux depuis toujours.

« Va ! Voici que je t’envoie ; ne porte ni bourse, ni sac… »

Là, sur la croix, celui qui parle, c’est le grain de moutarde, vous savez, la plus chétive et difforme de toutes les graines, celle qui est descendue en pleine terre, au cœur de l’humanité en plein dans sa souffrance et dans son humiliation. Oui, sur la croix, le Christ est le grain tombé en terre pour ressusciter et porter du fruit.

Dominique ne cesse d’orienter sa prière à ce Christ tout amour pour tous les hommes : comme François, Dominique veut suivre nu le Christ nu. S’il y a bien plusieurs chemins de sainteté, il n’y a qu’un unique compagnon de route pour traverser les épines et franchir les fossés : Jésus qui avance avec vous plus ou moins à découvert… il s’efface parfois jusqu’à n’être plus présent que dans le bois d’un bâton qui vous aide à tenir debout.

Mais ce jour-là, le Christ qui parle, est, à la fois, vrai grain tombé en terre et Seigneur de la moisson. De la croix où il parle, Jésus envoie Dominique :

« La moisson est abondante, mais les ouvriers sont peu nombreux. Priez donc le maître de la moisson d’envoyer des ouvriers pour sa moisson. Allez, voici que je vous envoie ».

Dominique va partir – précisément puisque la grâce se sert de l’histoire, l’évêque lui demande de l’accompagner dans une mission d’humaine diplomatie. Mais le Christ avant d’envoyer, veut que l’on prie… Que l’on prie le Seigneur de la moisson, c’est-à-dire lui-même, pour que les hommes et les femmes ne passent pas à côté de la moisson abondante comme si cela ne les concernait pas. Que le cœur de chacun comprenne qu’il y a pour lui du travail, qu’il est par vocation toute spéciale, ouvrier d’une moisson divine !

La moisson du Christ, c’est la croix où tous les fruits de grâces ont été définitivement donnés et à tous les hommes, là a germé cet unique grain de blé qui devient pain et Eucharistie. Frères et Sœurs, allons travailler pour moissonner et recueillir tous ces fruits : courons à l’autel pour nous en rassasier !

Dominique a quitté Osma et sa chère communauté de chanoines : il va sur les routes avec une seule parole : « Le Royaume de Dieu s’est approché de vous ». Il n’abandonne pas sa vie religieuse, il laisse la grâce la surprendre et lui ouvrir un chemin inattendu : celui de toutes les routes, de tous les horizons d’un monde sans autre frontière que celle de la charité du Christ qui ne connaît pour étranger que ce qui défigure l’homme, c’est-à-dire le péché.

Et saint Augustin déjà le préparait à cette surprise de la grâce qui entre et illumine l’histoire, puisque la Règle du saint évêque avait fait de lui cet amant passionné de la beauté spirituelle, non pas esclave sous la loi, mais libre dans cette grâce qui provient de cet échange continuel et dialogué avec Jésus notre Seigneur, Grain tombé et doux Maître de la Moisson.

L’Évangile que nous donne la liturgie de ce saint jour, Dominique se l’est appliqué à la lettre : il chemine à travers le sud de l’Europe, cette Europe dans laquelle il vivait, une Europe où brillaient déjà de nombreux et belles maisons religieuses en lesquelles Benoît, Norbert, ou Bernard avaient réuni de nombreux fils et filles qui faisaient entendre la louange de Dieu. Il chemine sur ses routes sillonnées déjà par de nombreux pèlerins : mais son pèlerinage à lui, Dominique, consistait à aller chercher Christ présent dans chacun de ses frères ; à le reconnaître dans l’inconnu que la route vous offre ; à le réveiller dans le cœur de l’hôte qui s’est éloigné de l’Église. Oh, le beau pèlerinage de Dominique qui depuis ne s’est jamais arrêté. Il a traversé les océans : il nous réunit aujourd’hui, nous qui venons de partout. Il nous unit et nous transforme parce que ce chemin est en même temps vie ainsi que vérité parce qu’il est une voix qui vous appelle chacun au plus intime : Je suis Jésus que tu cherches.

Amen.